MONUMENT INSOLITE DU CIMETIERE D'AUBONNE:

Le tombeau de Harriel de LOVELACE, décédée à Aubonne le 27 novembre 1864

Le monument élevé à la mémoire de Hariel de Lovelace doit être certainement parmi l'un des premiers à avoir été érigé sur le bas de la parcelle dévolue au nouveau cimetière de la ville, après la désaffectation de celui du Poyet en 1863.

L’originalité du tombeau provient de l’existence d’une statue en posture de prière (orant) face à une croix posée sur le sarcophage proprement dit, qui lui confère un aspect inhabituel dans notre contrée. La singularité de ce monument par rapport aux autres sépultures du lieu, représentatif de la statuaire dans l’esprit du XIXème siècle, font qu’il apparaît sans nul doute comme l’un des ornements du cimetière de la ville, dont il constitue l’un plus anciens monuments funéraires . La concession de trente ans accordée à l’origine par la Municipalité d’Aubonne à la fille de la défunte, ainsi que la particularité du monument, lui ont certainement valu d’être épargné par les désaffectations successives du nouveau cimetière de la ville.

Consécutivement au recensement architectural effectué en octobre 1996 dans la commune d'Aubonne, la sous-commission des monuments historiques du canton de Vaud a préavisé dans sa séance du 5 mars 1997 en faveur de l'inscription de ce monument à l'inventaire cantonal avec la note "2".


La défunte, Hariel de Lovelace, était originaire du comté de Kent, en Angleterre, où elle a vécu et où elle eut le malheur de perdre successivement son mari et deux de ses enfants.

Pour des raisons de santé, elle vint faire un long séjour en Suisse, d’abord à Rolle, puis à Aubonne, où elle trouve un logement à Trévelin, dans la maison de M. Pittet (probablement dans l'immeuble propriété en 2003 de l'hoirie Bonnard, adjacent à l'actuel Domaine viticole du Moulin) . Son permis d’habiter a été délivré le 5 septembre 1859, puis fut renouvelé le 15 décembre 1863.

 

Sa fille, Georgina de Lovelace (qui est représentée sur le monument) vint la rejoindre et demeura à Aubonne jusqu’en 1867. Après la mort de sa mère, survenue le 27 novembre 1864, à Aubonne, elle fit ériger un monument funéraire imposant, sculpté par Frédéric Dufaux, de Genève; qui représente la fille, Georgina, priant pour le repos de l’âme de sa mère, Hariel de Lovelace.

Lors de la désaffectation de cette partie du cimetière d’Aubonne, le tombeau a été conservé à son emplacement originel, conformément au voeu de Georgina de Lovelace, fille de la défunte.

 

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I. Description du tombeau

Le monument funéraire comprend un sarcophage sous la forme d’un cercueil, surmonté de la sculpture en grès de la fille de la défunte, pieds et tête nus, agenouillée sur un coussin, les mains jointes dans une attitude de prière  face à une croix ornementée (orant). Le monument est complété sur sa face sud par les armoiries de la défunte, dont un des timbres a disparu avec le temps.

A l’origine, une grille entourait le monument, dont les scellements dans la base de la sépulture, sont encore visibles.

Par ailleurs, une couverture en zinc placée sur un châssis en métal et destinée à protéger le monument fut placée sur le tombeau à l’époque de son érection, mais celle-ci, abîmée, usée et enlaidie par les méfaits du temps fut enlevé entre 1978 et 1981, laissant alors le monument dans sa cruelle nudité, ce qui ne fit qu’accélérer le processus de dégradation de la sculpture depuis lors.


Textes gravés sur le tombeau

Une certaine partie des inscriptions du monument ne sont malheureusement plus lisibles actuellement, compte tenu de la dégradation du support dans le temps. Nous en donnons la retranscription ci-après  :

A. Face Sud (en dessous des armoiries de la défunte) :

 

« CE MONUMENT FUNEBRE A ETE ELEVE PAR L’ORPHELINE

DONT LA STATUE EST LE PORTRAIT

SCULPTE PAR Fr. DUFAUX, GENEVE »

A. Face Est (côté chemin du cimetière)

«  DANS CE CAVEAU REPOSE HARRIEL DE LOVELACE, VEUVE, LA MEILLEURE DES MERES, DECEDEE LE 27 NOVEMBRE 1864 DANS LA PAIX DU SEIGNEUR, ARROSEE DES LARMES DE SON ENFANT. »

« LA OU LES LARMES CESSERONT DE COULER, OU LA JOIE REMPLACERA LA DOULEUR, NOUS SERONS UNIES POUR NE PLUS NOUS QUITTER ET DIEU COURONNERA NOTRE BONHEUR »

GEORGINA DE LOVELACE

C. Face Ouest (Côté opposé)

....L........QU’EN TOI *** MAINTENANT IL EST MON PARTAGE A TOUJOURS

DIEU ETERNEL, ROCHER DE MON COEUR ET *** PSAUME LXXIII, VERSET 25,8,26

D. Face Nord (Derrière le pied de la statue)

LA MORT DES **** BIEN-AIMES

DE L’ETERNEL **** EST PRECIEUSE

DEVANT SES YEUX *** PSAUME ..XXI

VERSET IV

 


II. Le sculpteur, Frédéric Dufaux

Frédéric Dufaux, sculpteur genevois, né en 1820 aux Ponts-de-Martel (canton de Neuchâtel), mort à Genève en 1871; fut élève de Louis Dorcière pour le modelage et de Jules Hébert pour le dessin d’académie.

Bien que sculpteur industriel pour le bâtiment, de même que pour la décoration du mobilier ou de panneaux décoratifs d’intérieur, Dufaux a produit quelques oeuvres d’art fort typiques parmi lesquelles on peut citer les deux lions de la campagne Favre, la Grange aux Eaux-Vives, une statue de femme dans la campagne Gérébstoff aux Charmilles, une statue de pêcheur dite « Le Séchoteur » au musée Rath, une statue de de Sausure et de Jacques Balmaz pour un hôtel de Chamonix.

Parmi les bustes qui décorent la façade de l’Athénée, à Genève, trois sont l’oeuvre de Dufaux; il a également produit le buste de G. Eynaud, en marbre, qui se trouve dans l’escalier de l’Athénée; le buste de Mlle G. Eynard, le buste deMme Ariane Revilliod au musée de l’Ariana, et le buste de Lasalle.

Enfin, trois bustes exécutés l’année de sa mort pour la salle des Cinq-Cents, à l’Université de Genève; une statuette en plâtre du portrait de François Diday, au Musée Rath. Dans le cimetière d’Aubonne, on peut voir le portrait statue de Miss Lovelace agenouillée sur la tombe de sa mère.

François Dufaux est le père de Frédéric Dufaux-Rochefort, peintre et sculpteur genevois.

(D'après les notes fournies par Fr. Dufaux Rochefort - Cat. Musée Rath 1906, p. 148, 173 - Extrait de "Schweizerisches Künstler-Lexikon, IV Band, supplément. Verlag von Huber & Co 1917, Frauenfeld)

 


III. Les armoiries de la défunte sculptées devant le tombeau

 

 

L’étude de ces armes est fort intéressante et révèle des liens plus ou moins proches de la famille de Lovelace (et de celle de la défunte, dont la famille de naissance n’est pas connue) avec la famille royale d’Angleterre (écu composé des trois léopards d'Angleterre, du lion d'Ecosse, de la harpe d'Irlande et  des 3 lys de France, vestiges des prétentions remontant à la Guerre de cent ans), ainsi qu’avec d’autres familles nobles d’Angleterre, dont le blason n’est pas encore déchiffré en l’état actuel des choses.

Un élément caractéristique qui ressort des différentes composantes du blason donné sur le monument est l’existence de la croix tréflée au pied fiché, élément qui se retrouve dans plusieurs armes de familles nobles d’Irlande ou d’ailleurs (clan Kennedy, sir Thomas Wright, of Leicester, etc.), ainsi que sur le timbre droit de l’écu (famille d’origine de la défunte), portant une couronne de baron surmontée d’un aigle tenant en son bec la même croix.

Pour être plus complet avec le relevé héraldique des armes du tombeau, il serait intéressant de retrouver le timbre gauche de l’écu qui devrait être celui de la famille de Lovelace, élément qui a disparu avec le temps.

 

 

IV. Les familles de Lovelace

L’armorial général de J.B. Rietstap (réédition de l’édition originale de 1864 , Archives cantonales vaudoises, ACV), distingue deux familles « Lovelace », dont nous donnons ci-après la description des armoiries.

 

A. LOVELACE (Baron Lovelace) Berkshire (Baron Lovelace de Hurley, 30 mai 1627; même état en 1736) . L’écu de cette famille se blasonne de la manière suivante :

aux 1 et 4 : de gueules au chef denché d’argent chargé de 3 martinets de sable (Lovelace)

au 2 : d’azur au sautoir engrêlé d’argent chargé de cinq martinets de sable (Hengham)

au 3 : de gueules au sautoir d’argent chargé d’une rose de gueules (Nevill)

Cimier : une aigle d’argent perchée sur un tronc d’arbre au naturel

Support : deux Pégases de pourpre

 

 

B. LOVELACE (Comte de) cf. King, comte de Lovelace, Angleterre (Lord King, baron Ockham, 29 mai 1725; vicomte d’Ockham et comte de Lovelace, 23 juin 1838) L’écu de cette famille se blasonne de la manière suivante :

 

aux 1 et 4 : de sable à trois fers de lance d’argent ensanglantés de gueules au chef d’or chargé de trois haches d’azur, le tranchant vers senestre (King)

aux 2 et 3 de gueules au chef denché de sable chargé de trois martinets d’argent (Lovelace)

Cimier : un avant-bras posé en pal pavé d’azur chargé de trois mouchettes d’hermine d’or en fasce, rebrassé d’argent, la main de carnation tenant un bâton de sable

Support: deux dogues regardant au naturel colleté de gueules

Devise : « Labor ipse voluptas »

 


V. L’achat de la concession

 

Dans une lettre du 27 avril 1867, Georgina de Lovelace demande à la Municipalité d’Aubonne l’autorisation de placer un monument sur le tombeau de sa mère et de lui vendre le terrain afin que cette tombe puisse y demeurer à perpétuité .

Par lettre du 20 mai 1867 , la Municipalité de l’époque, sous la signature de M. Daxelhoffer, accorda la concession pour un laps de temps de 30 ans qui pourrait être renouvelé, mais la vente du terrain était interdite de par la loi . En l’état actuel des recherches effectuées, la trace des actes de renouvellement ultérieurs de la concession n’a pas été retrouvée.

 

 

Trévelin, le 27 avril 1867

A Messieurs les membres du Conseil communal d’Aubonne,

Messieurs,   

Je viens vous adresser une prière qui part du plus profond de mon âme...c’est pour vous solliciter de me vendre le terrain où repose le Corps de ma Mère adorée pour que le Monument funèbre que j’ai fait construire en sa mémoire & qui est destiné à être placé sur le Caveau, puisse y rester à perpétuité & que rien ne soit ni touché ni déplacé quand même avec le temps tout aux alentours subirait un changement.

Si le corps de ma bien-aimée Mère repose ici sur une terre étrangère, c’est que la distance était trop considérable pour le faire transporter en Angleterre où nous avons nos deux vastes caveaux de famille.

Le petit croquis que vous recevez ci-joint avec la description du monument, ne vous donneront qu’une très faible idée de la beauté de cet ouvrage d’art dont la valeur est estimée à six mille Francs environ.

Vous savez combien le lien entre Parents & Enfants est cher et sacré à nos coeurs, & tout ce qu’on doit souffrir quand on a perdu comme moi, Père, Frère et Soeur, & qu’après avoir concentré toutes ses affections sur ma Mère chérie, de voir aussi cette consolation enlevée, restant ainsi Orpheline sur une terre étrangère où nous étions venues pour le rétablissement de sa santé déjà ébranlée par des pertes cruelles.

En exauçant cette prière - en me vendant le terrain où repose le Corps de ma Mère bien-aimée, (car l’âme est au ciel), vous soulageriez par tout ce qui est dans votre pouvoir cette douleur profonde d’une plaie qui ne se cicatrisera jamais...ne repoussez pas à l’Orpheline ce soulagement & le ciel vous rendra mille & mille fois le bienfait accordé

C’est donc en votre bonté, Messieurs, que je mets toute ma confiance - tout mon espoir - & en attendant, veuillez, je vous prie, agréer l’expression de ma considération la plus parfaite ainsi que de mes sentiments bien distingués.

 

 

 

 

 

20 Mai 1867

A Mademoiselle G. de Lovelace, à Trévelin, près Aubonne,

Mademoiselle,

En réponse à la demande que vous avez adressée à la Municipalité en date du 27 avril dernier, laquelle nous a été soumise le 10 Mai (?), ensuite d’avoir été remise à une Commission pour prendre des renseignements auprès de l’Autorité Cantonale (Département de l’Intérieur); la loi ne permettant pas l’aliénation par vente perpétuelle d’une portion du cimetière, nous vous informons, Mademoiselle, que la concession que vous demandez vous sera accordée avec plaisir par la Municipalité pour le laps de trente ans, ainsi que le permet l’article 40 de la loi sur les inhumations.

Cette concession pourra toujours être renouvelée au cours de ce temps; avec cette faculté, cela équivaut à une vente perpétuelle, car l’Autorité locale et la population en général ont tout intérêt à voir établir et demeurer une oeuvre d’art dans le genre du monument que vous vous proposez de faire placer sur la tombe de Madame votre mère, qui fera toujours l’ornement du cimetière.

Soyez assurée, Mademoiselle, que la Municipalité a appris avec un bien vif plaisir votre intention, qu’elle comprend et apprécie les intentions qui vous l’ont dictée, qu’elle s’efforcera de vous faciliter l’exécution par tous les moyens en son pouvoir et prendra toutes les assurances nécessaires pour que tout en respectant les prescriptions de la Loi, vous trouviez par le fait les mêmes avantages.

Agréez, Mademoiselle, avec l’expression de nos regrets de ne pouvoir vous être plus agréable, l’assurance de notre considération bien distinguée.

 

 

 

 

 

(signé Daxelhoffer)

 

 

 

VI. Les interventions faites au XXème siècle en vue de la conservation du monument

Au cours des années 1996-1997, certains citoyens membres du Conseil communal, se sont émus de l'état du monument. Une commission consultative, formée de Mme Rose-Marie Streit, MM. Jean-François Grobéty, Daniel Lüthi, Armin Siegwart et Pascal Lincio se pencha alors sur les mesures à prendre en vue de sa conservation. Des personnes extérieures à la commune d'Aubonne s'intéressèrent également à  cette démarche, en particulier  Mme Thérèse Mauris, de la Société d'Art public, qui récupéra notamment le blason du monument tombé en 1998 à la suite de la rupture de ses attaches avec le tombeau et le porta à l'Administration communale locale pour y être conservé dans l'attente d'une restauration future.

Si les principes d'une  conservation, voire d'une restauration du monument ont été recommandés de manière unanime par la commission dans son rapport final au Conseil communal en 1997, il reste encore à déterminer au moyen de quels fonds cet édifice pourrait être consolidé et  sauvegardé pour les années à venir.  Bien que conservé à son emplacement d'origine, mais ne pouvant être considéré par ailleurs formellement  comme un bien communal aubonnois, le monument pourrait certainement retrouver une nouvelle jeunesse avec l'apport de fonds de donateurs privés ou publics.

Chef d'oeuvre en péril...

De par l'intérêt historique reconnu (monument inscrit à l'inventaire cantonal vaudois avec la note "2"), l'intérêt culturel et l'intérêt esthétique indéniable qu'il présente, toute action tendant à une sauvegarde de ce monument familier aux visiteurs du cimetière de notre cité ne pourrait être que la bienvenue !...

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