Nicolas ou Nicod Garilliat,

le fondateur des chapelles dites "Garillette" dans l'église Saint-Etienne, à Aubonne en 1496

et dans l'ancienne église gothique de Morges en 1499

Son nom est connu des archives locales de Morges et d'Aubonne, en particulier par les chapelles qu'il fit édifier et dota à la fin de sa vie, d'une part en 1496, dans l'église Saint-Etienne, d'Aubonne et, d'autre part, en 1499 dans l'ancienne église gothique de Morges, qui furent toutes deux désignées ultérieurement dans les archives sous le nom de "garillette".

I. Contexte historique : Fin du Moyen-âge et début de la Renaissance

Dans le cadre d'une mise en perspective historique, le siècle au cours duquel vécut Nicod Garillat (XVe) est marqué tout d'abord par différents évènements importants de l'histoire du monde : la fin de la guerre de Cent-ans en France voisine (1337-1453), après la mort de Jeanne d'Arc le 30 mai 1431, et qui sera suivie de la stabilisation et du renforcement du pouvoir royal français, la crise de la papauté (connue sous le nom de "grand schisme d'Occident") amorcée avant le début du siècle avec le retour du pape à Rome et consommée par l'élection simultanée de plusieurs papes déposés ultérieurement (parmi lesquels Félix V (1439-1449) dans notre contrée, soit le duc Amédée VIII de Savoie, qui ne sera reconnu pour l'essentiel que par les sujets de ses Etats de Savoie et du Pays de Vaud), la prise de Constantinople (Byzance) par les Turcs en 1453 qui marque la fin de l'Empire romain d'Orient, et  vers la fin du siècle, les guerres de Bourgogne, dont une partie des batailles se déroulera sur sol actuellement suisse (Grandson et Morat) et qui verra la fin des ambitions territoriales du duc de Bourgogne, Charles le Téméraire, entraînant l'occupation temporaire du sol vaudois, alors en mains savoyardes, par les troupes bernoises.

Consécutivement aux découvertes initiées par les marins portugais et espagnols tout au long du siècle, l'année 1492 marque aussi la découverte officielle du continent américain par le navigateur génois Christophe Colomb, au terme de son périple historique sur l'océan Atlantique, et qui marque le début de l'empire espagnol en Amérique aux termes du  traité de Tordesillas (1494) conclu entre l'Espagne et le Portugal sous la médiation du pape Alexandre VI. Enfin, la fin du siècle connaît le début des guerres d'Italie (1494-1516), qui verra en 1515 la défaite des mercenaires suisses à Marignan, battues par les troupes du roi de France, François Ier.

En cette fin de Moyen-âge, tous ces évènements n'iront pas sans donner un nouveau visage à l'Europe à la fois sur le plan politique, économique ou social et contribueront également à modifier l'influence et l'image de l'Eglise romaine, avec l'émergence de valeurs ambivalentes, d'un côté l'augmentation de la piété populaire prônant le retour à des valeurs fondamentales, de l'autre le renforcement de sa puissance avec les abus marqués, pour le haut clergé, du recours au marchandage de bénéfices ecclésiastiques ou au népotisme qui fleuriront avec l'arrivée des papes de la Renaissance, au sein d'une cour romaine au luxe effréné à partir de la seconde moitié du XVe siècle. Ces excès répétés à travers toute la chrétienté occidentale favoriseront  assurément l'action des réformateurs au début du siècle suivant, notamment en Suisse avec l'installation définitive de la Réforme à Zürich, Genève et Berne.

Sur le plan économique, le XVe siècle voit l'éclosion d'un développement durable des échanges commerciaux avec la création notamment vers 1420 des foires de Lyon, Genève ou encore Bruges, l'essor de la bourgeoisie qui s'ensuivra (ci-contre l'ancien hôtel de ville d'Aubonne, édifié probablement au début du XVIe siècle) et le développement de plusieurs techniques industrielles nouvelles, parmi lesquelles l'invention de l'imprimerie par Gutenberg (vers 1430), qui marque un grand pas dans l'avancée culturelle de l'Europe en inaugurant une nouvelle ère de diffusion dans la population d'oeuvres imprimées à caractère religieux et profane. Grâce au mécénat de princes italiens, tels les Médicis à Florence, et de la papauté, la fin du XVe siècle est marquée par l'arrivée de la Renaissance avec la floraison d'oeuvres (architecture, sculpture, peinture) d'artistes talentueux au génie reconnu et qui va peu à peu se répandre dans toute l'Europe à partir de 1483.

Sur le plan ecclésiastique, l'Eglise romaine connaît une crise majeure avec les bouleversements liés à la succession au trône de Saint-Pierre, qui aboutit cependant à un renforcement de son pouvoir politique et financier à partir de la seconde moitié du XVe siècle avec l'arrivée des papes de la Renaissance. Ce contexte historique doit être mis en parallèle avec les péripéties de la vie de notre prélat, Nicod Garilliat.

Etat des lieux dans les diocèses de Genève et de Lausanne au XVe siècle

Après les différentes épidémies de peste et les famines qui séviront du début au milieu du XVe, le dernier tiers du siècle connaît un essor démographique important, la population passant notamment dans le diocèse de Genève de 26'000 à 32'000 feux 1. Le développement de la population s'accompagne aussi d'une hausse notable de ses revenus. Vers le milieu du siècle, l'effectif total du clergé dans le diocèse de Genève peut être évalué à quelques 1'900 individus, parmi lesquels environ 450 ecclésiastiques réguliers et régulières (dépendant d'ordres monastiques) et 1'400 ecclésiastiques séculiers. Rapportés à la population totale du diocèse (27'000 "feux" ou ménages, soit environ 140 à 150'000 âmes), les membres du clergé "professionnel" représentent  1,2 % du total des habitants. Si l'on prend en compte la "charge pastorale" , c'est-à-dire le nombre de fidèles dont chaque prêtre avait charge, les estimations donnent en moyenne 50 familles, soit 250 âmes, en tenant compte de 525 prêtres du diocèse directement engagés dans le travail paroissial (453 curés ou vicaires desservants à la place de curés non-résidents, 55 vicaires coopérateurs et 16 vicaires permanents d'églises filiales, sans tenir compte des recteurs de chapellenies privées exclus de la pastorale). Il est probable que des proportions semblables peuvent être constatées à cette époque parmi la population du diocèse de Lausanne, soit au-delà du cours de l'Aubonne.

Sur les 453 paroisses que compte alors le diocèse de Genève, 29 sont comprises au début du XVe siècle dans la région de La Côte et du Jura vaudois (jusqu'à l'Aubonne), représentant au total 348 km2 comptant 1'281 feux , soit une densité de 3,7 feux par km2;  la population moyenne d'une paroisse est alors de 44 feux (environ 250 personnes) pour une superficie moyenne de 12 km2. Comparée aux autres régions du diocèse, ce n'est pas alors la région la plus peuplée, ni la plus riche.

Les documents relatifs aux visites pastorales du diocèse de Genève qui nous sont parvenus nous permettent de se faire une idée de la  moralité des prêtres en exercice à cette époque; ainsi, l'on peut considérer que plus de la moitié environ des prêtres en exercice à cette époque exerçaient leur ministère de manière honnête et avec des connaissances suffisantes. L'autre partie du clergé était coutumière des moeurs de l'époque (plus ou moins tolérée par le haut clergé) qui consistaient principalement  :

  1.  dans l'état de "curé non résident dans sa paroisse", cette dernière étant en quelque sorte "affermée" à un autre prêtre, qui remplissait le rôle de vicaire et administrait les sacrements à sa place. Dans le diocèse de Genève, en 1411-1413,  138 paroisses sur 439 appartiennent à des curés non-résidents, soit le 31 %. En 1443-1445, 192 sur 450, soit le 43 %. La tendance à la hausse est confirmée par les visites ultérieures : 68 % en 1481-1482 et 80 % en 1516-1518 ! Des dérogations existent certes pour les chanoines résidant en principe au chef-lieu du diocèse ou pour les ecclésiastiques au service de la noblesse, mais s'étendent également à des ecclésiastiques en formation. Elles concernent également des ecclésiastiques de haut rang siégeant à Rome au sein des diverses institutions de l'Eglise romaine. Malgré des remises à l'ordre successives, la règle de l'exception n'alla qu'en s'empirant permettant à certains ecclésiastiques d'accumuler nombre de bénéfices de cures.

  2. dans l'omission de célébrer les messes paroissiales ordinaires et d'administrer les sacrements en raison de l'existence de plusieurs charges parallèles (curé et recteur d'une ou plusieurs chapellenies), qui permettait cependant à l'ecclésiastique pour le moins de vivre normalement, voire s'enrichir pour les plus habiles d'entre eux;

  3. dans le concubinage des prêtres, qui pouvait aller jusqu'à l'existence d'enfants illégitimes; cet état était souvent connu des paroissiens qui n'y voyaient pas là forcément un crime,mais que la hiérarchie de l'Eglise - qui y était elle-même sujette -  tentait de modérer;

  4. dans l'exercice d'activités parallèles non compatibles (tavernier, changeur, cabaretier, scripteur, commerçant en vin) qui n'étaient toutefois pas le lot de la majorité, bien heureusement !

  5. dans la méconnaissance des ministères (prêtres incultes ou insuffisamment formés); dans ces cas là, l'évêché ordonnait en général une formation complémentaire ou plaçait le ministre du culte sous la houlette d'un autre prêtre plus savant;

  6. dans un comportement fautif grave pour un prélat (ivrognerie, meurtre), contre lequel des sanctions sévères étaient prises lorsque les faits étaient constatés ou dénoncés.

Comme on le devine, ces différentes moeurs relèvent pour la plupart de motifs économiques; plus le bénéfice de la paroisse était élevé, plus il y avait tentation de devenir un prêtre non résident; en revanche, si la paroisse était pauvre, les paroissiens risquaient d'avoir peu ou pas de services religieux en raison de l'absence du prêtre nommé et s'il y en avait un (ou le vicaire qu'il avait désigné à sa place) qui résidait, il fallait bien tenter de nouer les deux bouts, quitte à s'écarter du droit canon et des règles édictées par les conciles et les synodes diocésains !.

Pour terminer cette introduction, ne manquons pas de relever l'étrange destin que fut celui du duc Amédée VIII de Savoie, désigné dans le cadre de manoeuvres politiques comme pape le 5 novembre 1439 par le Concile de Bâle sous le nom de Félix V et qui devint évêque de Genève (avec l'accord des pères du concile !) pour la période du 7 mars 1444 au 7 janvier 1451. Cette "propre" nomination, qui s'explique en fait par des nécessités pécuniaires pressantes auxquelles répondaient les bénéfices du diocèse, lui permit du même coup de s'assurer la seigneurie de la ville tant convoitée pour la durée de son épiscopat.

 

II. La personne de Nicod Garilliat

 

Homme de son temps, ce prélat, à l'instar d'un certain nombre de ses contemporains, accumula insatiablement au cours de sa vie d'ecclésiastique les différents bénéfices constitués par des cures, des couvents, voire même ceux d'un évêché (Ivrea, soit Ivrée, en Italie) et occupa même une position en vue auprès des différents papes de l'époque. Jouant constamment de ses influences, Nicod Garilliat, qui devait être un fin lettré pour l'époque,  apparaît finalement comme un être relativement cupide, n'hésitant pas, en habile politique qu'il fut, à mettre tout en oeuvre pour accomplir ses desseins - jamais inassouvis - d'accaparement de bénéfices ecclésiastiques. Au jugement de l'histoire, il est cependant difficile de se faire une idée précise du prélat dans l'exercice de son ministère, tant les attentes et  les moeurs de l'époque étaient différentes de celles que nous connaissons en ce début de XXIe siècle.

 

Dans un article publié en 1951 dans la revue historique vaudoise (RHV) 2, Emile Küpfer, historien à Morges, a donné un éclairage intéressant sur le personnage et le contexte de l'époque, dont nous tirons quelques éléments donnés ci-dessous.

2.1. Origines

Probablement né dans le premier quart du XVe siècle, Nicod Garilliat apparaît comme originaire de Joulens 3,  village paroissial aujourd'hui disparu au-dessus de Morges, alors situé dans le territoire de l'important diocèse de Lausanne (limité à l'ouest par le cours de l'Aubonne). On ne connaît cependant pas précisément ses origines, ni son extraction sociale.

A l'époque des faits,  rappelons que la structure de la société - qui sortait de la féodalité pour entrer de plain pied dans la civilisation de la Renaissance - ne laissait que peu de choix à celui qui voulait réussir : c'était alors soit les métiers d'armes, soit les charges ecclésiastiques, occupés en bonne partie par la noblesse, soit l'activité de marchand, dans laquelle les membres des bourgeoisies locales connurent en essor à la Renaissance. Dans ce contexte, Nicod Garilliat suivit vraisemblablement dans sa jeunesse l'enseignement des ecclésiastiques  de Morges et fut ordonné prêtre (clergé séculier). Il est attesté par ailleurs qu'il obtint le titre de docteur en droit, titre alors important qui lui ouvrit les portes de plusieurs dignités au sein de l'Eglise.

Les documents des archives permettent de savoir en effet qu'il occupa ultérieurement un poste de secrétaire à la curie pontificale et qu'il porta le titre de "protonotaire apostolique" 4, non sans influence pour l'époque. On note également qu'il connut les souverains pontifes successifs qui occupèrent le trône pontifical au début de la Renaissance après le règne du pape Pie II (1458-1464), à savoir Paul II  (1464-1471) , Sixte IV (1471-1484, fondateur de la chapelle sixtine) et Innocent VIII (1484-1492) , dans l'entourage desquels il apparaît avoir été en faveur.

Relevons que si ces papes, issus de grandes familles nobles italiennes apporteront leur contribution à l'embellissement de la ville éternelle par de nombreux chef-d'oeuvres, ils n'hésiteront pas, dans un autre ordre d'idée, à doter richement leurs familles respectives au moyen des biens de l'Eglise, tout en développant autour d'eux une cour d'un luxe inouï pour l'époque dans leur nouveau palais du Vatican, édifié à partir de 1452 par le pape Nicolas V (1447-1455), fondateur de la bibliothèque vaticane.

C'est vers la fin de sa vie que Nicod Garilliat, devenu évêque d'Ivrée après divers périples entre la cour pontificale de Rome et son pays natal,  décide de consacrer une partie de sa fortune à l'édification d'une chapelle dans l'église Saint-Etienne d'Aubonne (1496) et d'une autre dans l'église de Morges (1499), actuellement disparue. Actes de repentance ou de piété, il est difficile de porter un jugement a posteriori, tant  l'histoire ne connaît pour l'essentiel le personnage que par ses agissements en vue d'accroître constamment ses "bénéfices ecclésiastiques" ! Il semble toutefois qu'il fut doué d'une certaine intelligence "politique" pour l'époque, sachant user à l'occasion de ses influences auprès du Saint-Siège et des diverses relations qu'il avait nouées, pour acquérir de nouveaux biens aux dépens d'autres prélats moins doués que lui !

2.2. A la quête de "prébendes" (bénéfices de biens ecclésiastiques)

Rappelons en préambule que jusqu'à l'introduction de la Réforme en pays de Vaud, les territoires des communes actuelles composaient des "paroisses" avec des "feux" (familles) qui y étaient attachés. Elles comprenaient des biens ecclésiastiques dépendant des cures, dont la possession était d'autant plus convoitée qu'elles représentaient une source de revenus non négligeable. Cette période du XVe siècle se caractérise en effet par un relâchement manifeste des moeurs du clergé en général dans les diocèses de Genève et de Lausanne, qui voit notamment un nombre important de prêtres, désignés à la tête d'une cure, se prêter au jeu consistant à accumuler les bénéfices ecclésiastiques en négligeant totalement l'exercice de leur ministère in situ, laissé à de simples vicaires. Comme nous le relevons plus haut, ces faits ne furent pas étrangers à l'introduction de la Réforme au siècle suivant à Genève, Berne et dans le pays de Vaud.

a) les prébendes de cures

C'est dans ce contexte qu'en 1458, on trouve Nicod Garilliat entrer en compétition avec un autre prélat pour obtenir la charge de la cure du Grand-Bornand, en Savoie. En fin de compte, il abandonna la partie, après s'être fait attribuer une pension annuelle de 10 ducats.

Quelques années plus tard, on retrouve Nicod Garilliat aux prises avec Louis d'Allinges, chanoine de Lausanne, pour repourvoir la charge de la cure de Vuisternens-devant-Romont. Cette affaire se conclut également au bénéfice financier du premier, lequel se voit attribuer pour prix de sa renonciation, une pension annuelle de 32 florins. Toutefois, devant le refus du chanoine d'exécuter ce marché, Garilliat le fait arrêter et excommunier par la Curie pontificale. C'est alors qu'il entre en possession du plein bénéfice de cette cure.

C'est probablement dans la seconde moitié du XVe siècle que Garilliat est présent à la cour pontificale, à Rome. Il occupe un premier poste de secrétaire abréviateur et se voit bientôt pourvu de la cure d'Ollon et d'une pension sur les revenus de l'église de Joulens. Probablement en bonne fortune et en faveur auprès de la cour pontificale, il touche encore une autre pension. Il est cité encore ultérieurement comme curé de Torny, dans la Broye fribourgeoise.

b) les dignités de chanoine

 Garilliat est cité vers 1465 à la fois comme chanoine des chapitres de Sion, d'Aoste et de Lausanne, où les autres membres du chapitre le jugent cependant de manière assez sévère comme  "accapareur de bénéfices". Quelques années plus tard, il obtient encore la dignité de chanoine de Genève.

Cette accumulation malsaine de bénéfices ecclésiastiques illustre la réussite sociale et pécuniaire du personnage à cette période, mais aussi  son impossibilité physique de remplir les charges ministérielles qui en dépendaient. Cependant, Garilliat n'est toujours pas satisfait et s'enhardit. Bien que n'étant pas membre du clergé régulier, il compte cette fois s'attacher les bénéfices de trois couvents, à savoir le prieuré de l'ìle Saint-Pierre, sur le lac de Bienne,  l'Abbaye du Lac de Joux, à La Vallée, et le prieuré de Rueggisberg (ou Montricher), dans la région de Schwarzenbourg.

 

 

2.3. La question de l'abbaye du Lac de Joux (1479 - 1480)

Une lettre du Conseil de Berne datée du 11 mars 1479 adressée au pape Sixte IV fait ressortir le fait que Garilliat était déjà en litige avec l'institution à cette date. En 1480, soit peu après la mort de l'abbé Nicolas de Gruffy, ledit Garilliat aurait alors cherché au moyen d'un bref du pape à évincer Jean Pollens, le nouvel abbé désigné par les religieux, . Alors que l'insatiable prélat avait déjà mis la main sur certains revenus du couvent, il fallut l'intervention du duc Charles Ier de Savoie, avoué de l'abbaye, pour lui faire cesser ses agissements. Au terme de l'arrêt rendu par ce dernier, Garilliat se voit néanmoins "gratifié" d'une pension viagère sur les revenus du couvent sis à Lonay et à Rueyres.

2.4. La question du prieuré de Rueggisberg (ou Montricher), près de Schwarzenbourg (1478 - 1484)

Il s'agit là du plus grave des conflits que connut Garilliat, cette fois avec la République de Berne, et dont l'épisode se situe peu après les guerres de Bourgogne (1475-1476) , qui voit la défaite de Charles le Téméraire, duc de Bourgogne, à Grandson et à Morat et l'occupation temporaire du pays de Vaud par les troupes bernoises.  On trouve la trace des intervenants et des démêlés de cette affaire dans l'opuscule de Fr. Waeger réalisé sur  "Histoire du prieuré clunisien de Rueggisberg" (texte original en allemand) et  dans la relation faite par E. Stettler sur "Adrien de Bubenberg", le défenseur bernois de Morat.

Le prieuré de Rueggisberg tire ses origines d'une implantation de moines clunisiens venus s'établir à cet endroit vers 1070 à la requête des barons de Rümlingen, qui en devinrent les avoués (protecteurs). C'est vers 1148 que le prieuré est cité pour la première fois comme un établissement d'une certaine importance. A la faveur de dons, les bâtiments conventuels et l'église sont élevés dans le style roman en vogue au début du XIIe siècle. Il apparaît que le prieuré n'ait jamais compté plus de 4 à 5 moines pour le desservir.

Alors que la ville de Berne était devenue l'avoué du prieuré, la période de décadence qui s'était installée au début du XVe siècle eut pour effet la détérioration des installations de l'édifice. C'est à cette période que se situe l'épisode relaté ci-après et dont l'acteur principal fut Nicod Garilliat, désireux de s'attribuer par la force le bénéfice du prieuré.

Après l'introduction de la Réforme à Berne, le prieuré fut sécularisé dès 1528. Dans une partie de l'ancien réfectoire, une cure pour le pasteur fut aménagée, tandis que le reste de l'édifice se dégrada lentement au fil des siècles, servant également de carrière pour la construction d'autres édifices. Une restauration des bâtiments du prieuré encore debout au début du XXe siècle a été entreprise de 1930 à 1947.

Le 3 mars 1478,  l'évêque de Lausanne est chargé par le pape Sixte IV de remettre en mains de Garilliat le prieuré de Rueggisberg, établissement clunisien fondé au XIème siècle sous le vocable de Saint-Pierre et Saint-Paul, qui était alors compris dans le territoire du diocèse de Lausanne qui s'étendait jusqu'à l'Aar. Les revenus du prieuré étaient estimés à 150 livres annuelles, montant non négligeable. Il restait toutefois à Garilliat l'obligation de verser au Saint-Siège le prix de cette désignation (les "annates"), à savoir la finance d'entrée due en contrepartie de la nomination par Rome au titre de prieur, d'abbé ou d'évêque. Ne pouvant toutefois s'acquitter du montant dû à ce moment là , Garilliat, prit l'engagement écrit l'année suivante de le régler dans les six mois. En raison de ce retard, sa nomination au titre de prieur avait été révoquée, ce qu'il n'admit pas et le poussa à entreprendre le siège de l'établissement, qui était alors administré par un certain Jean Mayor.

Face à cette attitude, le Conseil de Berne pria le 12 août 1480 le duc de Savoie de soutenir l'abbé légitime de l'abbaye du lac de Joux contre les attaques de Garilliat. En guise de contre-attaque, Garilliat décida d'user de ses pouvoirs ecclésiastiques. Il fait alors exhumer la dépouille mortelle d'Adrien de Bubenberg, décédé le le 6 août 1479, pour la faire enterrer à nouveau hors de l'enceinte consacrée du prieuré. En outre, il utilise l'arme de l'excommunication et de l'interdit à l'encontre des bernois et de Jean Mayor, de Lutry, administrateur du prieuré. Le Conseil de Berne se plaint alors auprès de Benoît de Montferrand, évêque de Lausanne, en l'invitant à faire cesser les agissements de Garilliat. Constatant l'absence d'une quelconque réaction, le Conseil de Berne fait alors appel au Saint-Siège en janvier 1481. Au terme de plusieurs échanges de correspondances avec Garilliat, Berne finit cependant par céder et se déclare d'accord de l'agréer comme prieur de Rueggisberg.

Le 22 mars 1482, les Bernois reviennent sur leur position et prient le Saint-Siège d'inviter Garilliat à renoncer à prendre possession du prieuré, qui mérite une restauration urgente. Ils invitent par ailleurs Garilliat à céder sa place à un "prêtre qui leur soit agréable"; on sait qu'à cette époque, le pauvre Jean Mayor, excommunié par notre impétueux prélat, a déjà quitté les lieux ! Constatant que Garilliat n'avait entrepris aucun des travaux nécessités par l'état des bâtiments, les bernois s'adressent alors directement à l'abbé de Cluny qui désigne lui-même un nouveau prieur en la personne de Sébastien Rabutel, prieur de Sainte-Madeleine, à Besançon. Ce dernier est en place à la fin de 1482, puisqu'il écrit au Conseil de Berne le 19 novembre 1482 au sujet des revenus du prieuré et des travaux à entreprendre. La manoeuvre bernois est attestée par une lettre du Conseil de Berne au pape datée du 20 mars 1483.

Usant toutefois de son autorité suprême, le Saint-Siège - probablement sur l'intervention de l'intéressé - rétablit dans le mois suivant Garilliat dans ses prérogatives de prieur de Rueggisberg. Il s'ensuit une lettre d'excuses du Conseil de Berne qui le reconnaît finalement comme prieur de Rueggisberg et l'invite à charger le chancelier de la République de bien vouloir entreprendre pour lui les réparations nécessaires. Garilliat ne resta cependant pas longtemps en possession des biens du prieuré, puisque l'année suivante, en 1484, le nouveau pape, Innocent VIII, confère à un prélat bernois les prieurés de l'île de Saint-Pierre et de Rueggisberg, institutions religieuses qui seront rattachés peu après à la collégiale de Saint-Vincent.

2.5.  La dignité d'évêque d'Ivrée (conférée en 1484)

Ivrea

Point peut-être culminant de la vie de ce prélat à l'ambition dévorante, la dignité d'évêque est enfin conférée en 1484 à Garilliat, qui se voit investi du diocèse d'Ivrée (Dioecesis Eporendiensis), en Italie.

Il apparaît toujours comme tel en 1499, soit quelques 15 ans plus tard, puisque c'est en cette qualité qu'il est cité comme fondateur des chapelles édifiées à Aubonne et à Morges, vers la fin du siècle. Il semble qu'il soit revenu dans sa patrie d'origine en 1499, année au cours de laquelle, pour le repos de son âme, il fonde le 9 avril 1499 dans l’ancienne église gothique de Morges une chapellenie jointe à l’autel de la bienheureuse Vierge Marie-des-Grâces et fit une dotation magnifique de 600 écus du roi. Les revenus de ce capital devaient rémunérer un collège de 4 prêtres inamovibles qui, chaque jour, diront deux messes à l’autel de la Vierge Marie. Gageons que ce fût là pour lui une forme de rémission de ses péchés pour le repos éternel de son âme !

Comme nous venons de le voir, la vie agitée du fondateur de la chapelle dite "la Garilliette" dans l'église Saint-Etienne d'Aubonne, n'est pas exempte d'intérêt historique au sens propre et figuré !  Finalement, en l'état actuel de nos recherches, il est difficile de savoir ce qui rattachait plus particulièrement Nicod Garilliat à la ville et à l'église d'Aubonne pour, qu'en fin de vie, il y fondât une chapelle. En effet, si la fondation d'une chapelle à Morges, le lieu présumé de sa naissance, peut aisément s'expliquer, tel n'est pas forcément le cas pour celle qui fut édifiée à Aubonne. Qu'il s'agisse de liens familiaux ou découlant de liens sociaux ou amicaux,  la question reste encore nimbée d'un certain mystère à ce jour...

 

II. Les chapelles fondées par Nicod Garilliat à la fin du XVe siècle

A. Eglise Saint-Etienne d'Aubonne

Chapelle fondée en 1496 par Nicod Garilliat, évêque d'Ivrée, plus connue de nos jours du grand public sous le nom de "chapelle Saint-Etienne".  Appelée en 1517 chapelle d’Ivrée, elle est citée ultérieurement comme chapelle des gouverneurs de la ville, placée sous le vocable de Sainte-Marie de la Consolation. La chapelle a été acquise en 1566 conjointement par la Ville (1/4) et le Baron d’Aubonne (3/4) . Les barons d’Aubonne  sont alors François et Jacques de Lettes. Fréquemment appelée « la Garillette » dans les documents d’archives jusqu’au XIXe siècle. L'aspect actuel de l'intérieur de la "garillette" d'Aubonne n'est pas celui qu'elle devait présenter au début du XVIe siècle, soit peu après sa construction. En effet, si la structure générale de la chapelle  et certains éléments (ouverture en accolade dans le mur, croix de consécration) sont d'origine, les peintures ornant les voûtes et les murs sont postérieures (fin XVIIe par le peintre Meyer), ainsi que la chaire et l'autel (XXe).

 

B. Ancienne église N.D. de Morges (démolie en 1770)

L'existence de l'ancienne église gothique de Morges est attestée dès 1306 et apparaît sous le vocable de "Notre Dame" en 1490. Elle jouxtait un clocher avec horloge qui surmontait une des portes de l'ancienne enceinte de la ville (cf. la reconstitution historique de l'aspect de l'église ci-dessus qui en a été faite par Ric Bergier, avec le concours de Emile Küpfer, historien morgien). En état de délabrement avancé en 1764, il est décidé de la démolir en 1769 pour construire, quelques mètres plus loin, le temple de style baroque qui orne actuellement la cité morgienne.

Le plan levé en 1718 par le peintre Jean-Jacques Berger permet de savoir comment se présentait l'intérieur de l'édifice. Outre les nombreux autels dédiés aux saints, les textes signalent l'existence d'une chapelle de Notre-Dame-des-Grâces en 1499 (fondée par Nicod Garilliat cette année là), qui peut être la même que celle de l'Immaculée Conception de la Bienheureuse Vierge Marie nouvellement dédiée en 1508. Une autre chapelle est connue sous le vocable de "Tous-les-Saints" en 1512.

 

Comme le montre ce plan, la chapelle fondée par Nicod Garilliat se situait au SE de l'édifice. Désaffectée à la Réforme, elle est cédée en 1569 à l'Hôpital de la ville de Morges qui l'utilisera comme grenier et cellier pour le vin des pauvres. Elle servira encore ultérieurement d'entrepôt pour des matériaux de construction. Lors de la Révocation de l'Edit de Nantes en 1685, vu l'afflux de nombreux réfugiés huguenots, il est décidé de restaurer cette annexe en l'ouvrant sur le choeur au moyen de deux arcades ornée des armes de la ville.

Cette chapelle, comme d'ailleurs le reste de l'édifice, disparut avec la démolition faite en 1770. Une bonne partie des matériaux fut cependant utilisée en remploi pour édifier les murs du Temple actuel.

 

 

1 Source des données : Louis Binz : "Vie religieuse et réforme ecclésiastique dans le diocèse de Genève pendant le grand schisme et la crise conciliaire (1378-1450)", (tome XLVI des Mémoires et documents publiés par la Société d'histoire et d'archéologie de Genève), édité par Alex Julien, libraire, à Genève, 1973, tableaux I à XIII, pages 473 à 497.

2 cf. Revue historique vaudoise (RHV), 1951, article de M. Emile Küpfer : "un prélat morgien à la fin du XVe siècle"^, réf. C8-V, pages 98-107

3 cf. Maxime Raymond, "Dictionnaire historique et biographique de la Suisse", Tome III, p. 326

4 La fonction de "protonotaire apostolique" a été instituée par le pape Clément Ier et correspondait à celle de secrétaire de la chancellerie romaine. Au nombre de 12, leur rôle consistait à écrire la vie des martyrs,, assister aux canonisations, dresser les procès-verbaux, etc. Ce titre fut aussi donné de manière honorifique à d'autres prélats (protonotaires surnuméraires).

 

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